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Porter plainte, ça fait du
bien ! |
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L'anniversaire. Date
fatidique de non-retour. Ou comment un texte juridique peut à
ce point se mêler à ma vie privée. Intime. Comment
les jours sont décomptés, avant celui de l'anniversaire.
Décomptés d'angoisses. Comment un viol vient se mêler
au jour où je suis née. Comment tout se joue ce jour-là.
Ce jour-là que l'on fête, que l'on commémore.
J'aimerais bien avoir un enfant.
Selon la justice française, les viols sur mineur(e)s sont prescrits
dix ans après la majorité. 18 + 10. Je peux donc porter
plainte jusqu'au jour de mes 28 ans. Les miens. Avec comme date
buttoir, la date anniversaire de ma naissance.
Après ? Il faut oublier.
J'ai vingt-huit ans.
La plainte est déposée. Depuis, je ne sais pas. Elle
est sur le bureau du juge m'a-t-on dit.
Tout un pan de ma vie sur un bureau. Comme un vulgaire dossier. Mon
intimité lue par un inconnu. Le juge, je ne l'ai pas choisi.
Le violeur non plus. Mais que le juge lise, je l'ai voulu. Pas le
viol.
Tout un pan de ma vie, jugé.
Tout un pan de ma vie à la poubelle. Oublié. Nié.
Jeté. Vaut pas la peine. Et hop. Affaire suivante.
Comment un viol ne vaudrait-il pas la peine ?
Ou au contraire : Tout un pan de ma vie, lu. Et relu. Examiné.
Soupesé. Etape suivante. Le juge ordonne l'enquête.
Depuis que je suis passée à ce bureau de poste, un certain
vendredi 28 juillet vers 10 heures et demi du matin, que j'ai tendu
la lourde enveloppe à la femme du l'autre côté du guichet,
avec l'envie soudaine de la lui reprendre, de ne surtout pas laisser
cette enveloppe et ce qu'elle contenait seul, sans surveillance, l'envie
irrépressible de l'accompagner, d'y aller moi-même, d1y
aller à pied s'il faut, jusqu'à Boulogne, d'être
moi-même l'enveloppe sur le bureau, d'être dans le bureau
du juge et d1attendre depuis je ne sais rien.
J'ai d'abord été dépossédée, dépouillée.
De moi, de ma vie, de mon histoire. De mon pouvoir sur tout cela.
Mon secret. Que vont-ils faire de cette chose que je n'ai jamais dite
? J'ai eu peur. Que l'enveloppe, et mon histoire, et ma vie, ne se
perdent. Dans les couloirs des postes, des bacs à courriers,
des sacs postaux, dans l'aiguillage du tri postal, le dédale
des bo”tes aux lettres. La lettre n'arriverait jamais. Personne ne
la lirait jamais, mon histoire. Elle serait perdue, oubliée
à tout jamais, et par moi et par tous.
Puis je me suis sentie soulagée. Incroyablement soulagée.
Allégée. Libre. Oui. Libérée d'un poids.
Oui, cette enveloppe était lourde. Elle était épaisse
du dossier qu'elle contenait. Plus de 10 pages. On a d'abord
cru que ce serait trop. Trop long. Puis à la relecture, ces
10 pages se sont avérées nécessaires. Cette
enveloppe était épaisse et de grand format. Pas pratique.
Elle ne passait pas inaperçue. Plus large que moi qui ne suis
pas grosse. Je ne savais pas comment la tenir. Mais elle ne quittait
pas mes mains. Je ne pouvais pas la lâcher. Sur le papier bistre
était marqué : "Monsieur le Procureur de la
République, Tribunal de Grande Instance de Boulogne".
J'étais fière. De moi. Mais je n'avais nullement envie
que quelqu'un par inadvertance, lise l'adresse. Dans quelles circonstances
écrit-on au procureur de la république ? Dans quelles
autres circonstances ? Mon passé dans une enveloppe. Lourd
secret. Résumé en 10 pages. Dactylographiées.
Relues et corrigées. 10 ans après. Ce que cela a de
grotesque. De ridicule. De vain, futile et nombriliste. Qui écrit
ainsi sur son passé ? Exposé des faits. Des ressentis.
Quand il m'a touché là. Ce que ça m'a fait. De
moi-même. De mon intimité.
Non pas de moi. Justement.
Justement.
Soulagée j'étais. De savoir, qu'enfin, un autre que
moi allait lire. Enfin, un autre que moi allait aussi lire et relire.
Examiner, soupeser, juger. Et s'embourber, lui aussi dans les méandres
de ce secret. Un autre. Un là-pour-ça. Un juge. Un comme
je ne savais pas que j'en rêvais.
J'aime ce juge, son existence, le choix qu'il a fait de cette profession,
et l'existence de cette profession. Il est mon premier lecteur. Mon
premier confident intégral. Malgré lui. Mais parce qu'il
l'a choisit. Il me soulage. Parce qu'il accepte mon enveloppe, pesante,
sur son bureau. Il me libère d'un poids. Parce qu'il l'ouvre
et prête une attention toute particulière à son
contenu. à ce que j'ai finalement accepté d'y enfermer.
Merci, juge. Tu ne peux pas savoir comme j'avais besoin de toi. Je
ne savais pas non plus.
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J'ai écrit ce texte en août 2000, peu
après avoir réussi à déposer plainte,
juste avant l'anniversaire de mes 28 ans. |
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