Et après ?           Voilà, à 27 ans, le bilan que je tentais de faire de ma vie, dans une lettre à une amie :   "Parce que quand j'y repense, j'ai pas arrêté de toujours changer d'endroit, de gens, d'amis. Je suis toujours partie sans laisser d'adresse. Sac au dos, débarquer seule dans une nouvelle ville, nouvelle vie... Au final, ça fait un paquet de souvenirs de gens tous plus fantastiques les uns que les autres, ça fait une foule d'expériences, plein de petites vies toutes plus différentes les unes que les autres, et un sacré bordel : J'ai été fiancée pendant 5 ans, presque mariée... J'ai été soulographe, star d'une soirée, coqueluche... J'ai vu un pote pisser le sang après un mauvais shoot... D'autres se décalquer la tête à trop fumer... J'ai posé pour des photos de cul... J'ai couché avec n'importe qui, à deux, à trois, filles, garçons... J'ai été fidèle... J'ai été amoureuse... J'ai été heureuse... J'ai fait des scènes, des crises... J'ai été première de la classe, sagement assise au premier rang, léche-cul... J'ai été nulle, cancre, menacée de renvoi de l'établissement... J'ai été bonne cuisinière, un modèle de femme au foyer, maniaque du ménage et de la maison bien rangée... J'ai été bordélique, à vivre dans la poussière, le crade, la moisissure... J'ai été néo-nazie... J'ai déjà fait une TS*, mais je suis jamais allée en HP*... J'ai été pensionnaire dans un lycée de bonnes sœurs... J'ai vu un lycéen se faire tirer dessus et un autre se faire embarquer par le GIGN... J'ai été cible idéale pour boulettes de papier mâché, tête de turc de la classe... Je me suis ruiné la santé à travailler dans une forge... Je n'ai pas osé réclamer quand on a oublié de me payer... J'ai dormi à la belle étoile... J'ai partagé une banane et un yaourt dans la rue avec Jules, le clochard qui pue... J'ai cartonné en fac... Je me suis rétamée au bac... J'ai porté tailleur et escarpins, porte-jarretelles... J'ai eu froid, faim, et rien à bouffer... J'ai eu le crâne rasé... J'ai avorté... J'ai eu un accident de voiture... J'ai fait des concours de rôts et de pets... J'ai bu mais je ne me suis jamais vomi dessus... J'ai reçu des cours de maintien pour le beau monde... J'ai été bonne en maths et aimé ça... J'ai fait une grande école... Je suis au RMI... Et qui reste-t-il autour de moi qui sache tout cela, ou qui puisse faire rentrer tout ça dans sa tête à mon sujet ? J'ai eu des gueules tellement différentes que lorsque je montre une photo d'avant (de n'importe quel avant) invariablement, j'entends : "C'est pas possible ! Ca peut pas être toi... là ?!?" Et merde ! (...) Je sais pas, je sais plus. Même toi tu ne connais pas tout cela de moi ! Mais quand je reprends tout ça, je me demande ou j'ai bien pu paumer la colle pour recoller tous ces morceaux... Je suis certaine que tu sais, toi, combien de morceaux on peut faire dans une seule vie : au moins des centaines de millier..." * TS = tentative de suicide HP = hôpital psychiatrique       Au moment où j'écris cette lettre, je ne parle pas encore de viol, ni même d'agression sexuelle. Je n'emploie pas ces mots-là. Je n'ai pas encore pris conscience. Le choc de la prise de conscience survient peu après, par hasard, en écoutant le témoignage d'une femme à la télévision. Tout cela ne m'empêche pas de vivre, mais on se rend bien compte à travers cette lettre que je n'arrive pas à trouver un sens à ma vie, que je m'éparpille et ne comprend pas ce qui lie ces petits morceaux de vie... une identité morcellée, à reconstruire. Qui suis-je ?