Ca continue  
     

moi à 10 ans
En 1982, nous quittons le village pour emménager dans une maison en construction perdue en rase campagne. L'école est à la ville : après trois ans dans une école rurale à l'ancienne où j'étais toujours la seconde de la classe, je me retrouve soudain dernière. J'ai beaucoup de retard : je suis en CM2 et je ne sais pas encore compter. Je découvre les stylos bille, le plastique des protèges-cahiers...
Et ça continue : dans toutes les écoles, il y a des garçons qui veulent "faire des choses" dans les toilettes. Certaines filles s'y prêtent avec complaisance. Ce sont des rires, des jeux, des courses-poursuites, des jupes soulevées. Tout cela m'écœure. J'en ai marre. Marre. Marre.
Encore une fois, j'essaye d'en parler à ma mère. Pour elle, c'est du passé : ce n'est plus la peine d'en parler.
 
  La maîtresse me prend en affection. J'arrive à éviter toute tentative d'attouchement. Les filles sont idiotes : elles se partagent en deux clans, et passent leur temps à se quereller. Il y a le clan des "crâneuses", des premières de la classe, et celui des "voleuses". Ca ne se passe pas bien et excédée je frappe l'une d'entre elle d'un coup de corde cinglant. Personne ne comprend : d'habitude je suis si sage et si discrète !
Je préfère jouer aux billes et au ballon avec les garçons. L'un d'entre eux passe son temps à me frapper et me faire des bleus. Je trouve la protection d'une autre fille garçon manqué qui n'a peur de rien, et qui est forte. Je l'appelle "Maman".
 
  J'ai une rédaction à faire sur le 11 novembre : raconter la cérémonie de commémoration. Je ne sais pas de quoi il s'agit : nous n'avons jamais participé à ce genre de chose. Mon père entre dans une colère noire, furieux qu'on l'oblige à mener une vie sociale. Il insulte la maîtresse devant moi, me gronde comme si c'était de ma faute, mais n'aura pas le courage d'aller lui dire ce qu'il pense.
Ni télévision, ni journal, nous passerons ce jour-là dans un repère de chasseurs sans eau ni électricité. Mon père nous faisais vivre comme au temps jadis, aussi loin que possible de l'activité du monde.
Depuis ce jour, mes rédactions de français seront toujours hors sujet. Mais je raconte. Je me mets à écrire, sans vraiment m'en rendre compte, ce qui se passe dans ma vie. Et ce que je raconte trahi mon désespoir. Les notes sont mauvaises. Toujours mauvaises. Pendant des années.

comme au temps jadis
 
avion
  Quand quelque chose ne va pas, on lance toujours des signaux de détresse, même sans s'en rendre compte. Lorsque ceux-ce ne sont pas entendus, reçus, c'est comme si on n'avait rien dit, comme si rien ne s'était passé.
Le silence, c'est avant tout l'autre qui le pratique par le refus d'entendre. C'est ce qui, ensuite, rend les choses impossibles à dire, honteuses. Et c'est suite à un refus d'entendre que l'on s'enferme dans le silence, que l'on devient soi-même silence.
Tant que le silence dure, on ne sort pas de la situation connue : les abus sexuels se sont reproduits dans ma vie, année après année, jusqu'à ce qu'enfin je parvienne à briser ce silence, à 28 ans.