La peur, déjà...  
     
   J'étais une enfant qui avait l'oreille aux aguets. Qui levait régulièrement les yeux pour observer autour d'elle, et vérifier que tout se passait bien. La crainte.
 Pourtant, j'avais le regard clair et franc. Je ne scillais pas.
 La peur, c'est au plus profond qu'elle se greffe. Elle ne se voit pas en surface.
 Le corps est toujours prêt à bondir, à esquiver.
 Et toujours paralysé par la peur.
 Je ne fuyais pas : je ne savais pas comment éviter.
 Je laissais pleuvoir, consciemment, en me répétant éffrontémment : "ça fait même pas mal !", en durcissant ma carapace, la rendant la plus imperméable possible. Je me recroquevillais loin à l'intérieur de moi-même en attendant que ça passe, que l'averse cesse.
 J'avais entendu cette phrase une fois : "après la pluie vient le beau temps." Je laissais les gouttes de violence glisser sur ma peau insensible.
 
   
Rainette  Je suis une grenouille. Une rainette. Dans un paysage fait de brins d'herbes gigantesques, de renoncules aux tiges épaisses comme des troncs d'arbres. Une averse soudaine a obscurcit le ciel qui se découpait entre les feuilles, là-haut, au sommet des tiges et des fleurs. Il fait noir et le tonerre gronde. Je me suis abritée sous une feuille que la pluie courbe sur nos têtes. Derrière moi se trouvent deux reinettes plus petites, mes soeurs, tremblantes de peur et de froid. L'orage !
 Les feuillages bougent furieusement, agités par le vent. Je crains. Et c'est à ce moment que l'animal surgit devant moi : poil noir ruisselant, dents accérées, regard fourbe, perçant comme la braise.
 Pour l'instant ils ne nous a pas encore vues. Mais il cherche. Son museau pointu fouille au ras du sol, au pied des touffes, les racines. J'ai peur. Je suis acculée. Je recule plus profondemment sous l'auvent de la feuille qui nous cache au regard. Mes sœurs n'ont encore rien vu, heureusement, sinon elles se mettraient à crier. Or nous sommes bien cachées.
 Mes yeux ne quittent pas la bête. Comme si la fixer pouvait suffire à nous cacher mieux encore, et l'inciter à s'éloigner. J'observe sans en perdre un détail, son attitude, ses mouvements de fouille et sa rage. Elle est immonde et répugnante. Elle nous tourne le dos et son échine se dresse comme celle d'une hyène. Elle semble s'engager dans la direction inverse de notre cachette : nous avons toutes les chances de nous en sortir.
la bête Mais soudain, la bête tourne la tête par dessus l'épaule, et sans l'ombre d'une hésitation, nous fixe droit dans les yeux. Je n'ai pas bougé. Normalement, je suis dans l'ombre, sous la feuille : elle ne peut pas me voir. Elle ne peut voir que le dôme formé par la feuille où rebondissent les gouttes d'eau. Mais lentement son corps trapu se tourne vers nous, et le rictus qui plisse ses babines laisse appraraître sa satisfaction, en même temps que ses crocs, et son œil s'éclaire d'une flamme. Elle nous a vues ! ! !
les trois soeurs
moi (assise) et mes sœurs
pere
mon père
sœur 1
sœur 2
sœur 3

Toutes les histoires pour enfants ont une fin, une morale, une issue. Pas celle-ci.
Je n'ai pas baissé les yeux. Je n'ai esquissé aucun mouvement de fuite. Je regarde droit devant moi cette bête qui n'est autre que mon père.
Je sais que derrière moi, sont deux autres proies faciles, et je ne peux pas me permettre de révéler leur présence en quittant ma place, en fuyant pour sauver ma peau. Elles sont trop jeunes pour savoir se défendre. Moi aussi d'ailleurs. Mais je suis l'aînée.
Cette histoire, et cette peur horrible, me reviennent parfois en rêve, même encore maintenant, à 30 ans. Cette histoire, c'est le résumé de mon enfance. La peur des colères de mon père...

 
     
ma vie de grenouille
 
La peur d'être dévorée... ou comme la grenouille : née pour finir disséquée dans un labo...