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La maison |
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Ces seuls
mots me font frémir : "la maison"...
Campagne partout autour, immense, majoritaire, à perte de vue.
Temps qui coule, fluide, jour après jour, presque irréel,
sous des nuages immenses dans un ciel infini. Beaucoup de vaches,
chevaux, poules, coqs, matous de grange et chiens de ferme. Un calme
que trouble à peine les rares voitures qui viennent à
passer sur la route. |
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campagne
à perted e vue
(peinture de Gerard Richter) |
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le
tri des cailloux |
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Et toute seule
au milieu de ce paysage, une bâtisse énorme se dresse,
telle une prison. Une belle villa avec jardin, terrasse, quatre étages,
toutes les commodités et nombreuses chambres, plusieurs salles
de bain...
Le rêve démesuré de mon père : il
voulait faire mieux, plus grand, démesurément plus grand,
plus imposant que son propre père...
Des années de construction. On y emménage en 1982.
Je grandis dans les odeurs de chantier : ciment, plâtre,
peintures, itong, xylophène... vaste bric-à-brac où
l'on peut jouer follement. Où l'on peut aisément disparaître.
Se cacher des parents.
Je passe mes vacances à creuser des trous, à trier des
cailloux, à pousser des brouettes de terre, à gâcher
le plâtre... Dix ans après, quand je m'enfuie, elle
n'était toujours pas finie. |
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La maison
des portes fermées
Je ne sais pas qui peut imaginer derrière les murs de cette
espèce de belle villa de front de mer, cinq personnes qui vivent
à l'écart de tout, dans un huis-clos. Qui ne se parlent
pas, ne communiquent pas plus entre elles qu'elles ne communiquent
avec l'extérieur.
Je vivais là avec mes parents et mes deux surs dans une
ambiance de perpétuelle terreur, épiant tous les bruits,
les déplacements des uns et des autres, craignant sans cesse
que le ton ne monte et qu'éclate une nouvelle colère,
une nouvelle dispute.
Mon père était un homme violent.
Au fil des années, la violence physique s'était changée
en simple violence verbale, et je continue de me demander laquelle
de ces deux formes de violence aurait été préférable.
Il était tel que tout un chacun le trouvait absolument charmant,
sans pouvoir se douter un seul instant du climat qu'il faisait régner.
Ce n'était pourtant pas la maison des portes qui claquent,
mais celle des portes fermées : chacun se calfeutrait
à l'écart dans sa chambre. Et mon père gardait
toutes les clefs, refusant de les donner, entrant sans frapper, sans
prévenir. Pas d'intimité. |
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A la maison,
tout était interdit : les jeans, la télévision,
le téléphone, la musique, les amies... tout était
prétexte à des colères. Il fallait négocier,
colère après colère, à l'usure, un peu
de liberté. La seule chose qui n'a jamais été
interdite : les livres. J'ai lu, tout et n'importe quoi. Des livres,
mais jamais le journal, jamais de nouvelles venant de l'extérieur.
Cet extérieur mythique, forcément hostile, horriblement
hostile. Ecrire ? mon père ouvrait systématiquement
tout le courrier de la maison.
Il n'était possible d'écrire qu'en secret, en cachant
bien l'objet du délit. Surtout, ne pas penser. Surtout, ne
pas avoir d'avis personnel. Surtout, ne rien exprimer. Surtout, ne
rien laisser transparaître. |
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les
outils - 1981 |
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Un livre d'or
avait été ouvert que les rares invités devaient
signer. On peut y lire des compliments sur la construction, sur notre
charmante famille. Des "enfants sages commes des images".
Oui, immobiles et silencieuses, nous n'osions ni bouger, ni parler :
comme des images. Dressées à obéir au doigt et
à l'il. Promptement. |
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Maison
= Prison
Au
collège, j'avais été convoqué dans le
bureau du principal, pour avoir gravé sur une table :
"CES = CRS". Je regardais le principal en silence, par défi,
refusant de répondre à ses questions, incapable d'expliquer
mon geste. Il m'a menacé de renvoi. Il fut question de me changer
d'établissement. C'est seulement maintenant que je comprends
la raison de mon geste : l'inscription correcte aurait dû
être "maison = prison". Je mélangeais
tout. J'avais 14 ans, et j'étais en 4° :
je refusais de travailler, c'était ma seule façon de
résister.
Cette maison-prison que j'ai quittée, il y a 10 ans, terrorisée
à l'idée de ce qui m'attendait à l'extérieur,
mais persuadée que je n'avais pas le choix, et que de toute
façon ça ne saurait être pire qu'à la maison.
J'avais 17 ans, et je faisais ce qui s'appelle une fugue.
Ca a été le plus beau jour de ma vie : c'était
celui de ma liberté, de mon départ dans la vie. |
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