Le Pere
  Le loup  
  Je n'ai jamais eu peur du noir ou de la nuit. Ni des araignées, des serpents ou des souris. Même enfant : je n'avais pas ces peurs-là.
Parce qu'il n'y avait qu'une seule chose qui me faisait peur : le loup. Ce monstre à l'œil reptilien, au déplacement félin, à l'échine courbée de hyène, à l'intelligence trop... humaine ?
A trente ans, j'ai toujours peur du loup.
     
Quand j'étais enfant, une louve blanche venait se poster au pied de mon lit sitôt que je fermais les yeux, pour veiller sur mon sommeil. Il n'était plus question d'ouvrir l'œil : si par malheur je croisais son regard, elle m'aurait dévorée.
Elle demeurait assise sur son arrière train, comme une mère louve veillant le petit humain qu'elle avait adopté. Elle n'aurait pas toléré que j'ai un comportement humain. Et moi je ne comprennais pas ce qu'il fallait que je fasse, ce qu'il fallait que je sois, pour la satisfaire.
Dans le doute, je restais parfaitement immobile, feignant le sommeil. Je retenais ma respiration. Comme une morte. Je m'entortillais dans mes couvertures, me couvrait la tête, pour ne laisser aucune chair apparente, pour ne pas tenter son instinct malgré tout annimal.
 
  Cela n'est qu'une traduction de la réalité : mon père était insomniaque. On pouvait l'entendre rôder dans la maison pendant la nuit. Il m'est arrivé de me réveiller en pleine nuit et de le trouver debout au pied du lit. Ma peur a été telle que je suis restée sans bouger, sans montrer que j'étais réveillée et que je l'avais vu. Certains matins, je trouvais la porte de ma chambre entrouverte, signe qu'il était encore venu pendant la nuit.  
Elle attendait. Elle veillait toute la nuit, puis disparaissait avant le lever du jour. J'avais le sentiment qu'elle attendait quelque chose de moi. Peut-être que je me comporte comme son petit, en jeune louve. Mais je ne savais pas faire cela.
Déçue, mais patiente, elle revenait chaque soir. Attendre à nouveau. Sa déception la disposait à entrer en furie si par malheur je ne me comportais pas comme il fallait.
 
  Autre réalité : les colères de mon père étaient aussi violentes que soudaines et inattendues. Incompréhensibles aussi : sans rapport de cause à effet.  
En fait, c'était un loup, ou une louve, au pelage noir, blanc ou gris, peu importe. La seule chose dont je suis certaine, c'est son regard : deux braises rouges dans la nuit, des yeux fendus comme ceux d'un reptile.
Croiser ces deux points rouges dans le noir, était synonyme de mort dans l'instant.
Il était toujours là, de jour comme de nuit. Mais il ne sortait de sa tannière que lorsque l'ombre commençait à tomber.
Il savait toujours où j'étais et ce que je faisais. Je n'avais pas intérêt à l'éviter : il l'aurait su instantannément.
Je ne devais surtout pas le chercher du regard, ne surtout pas montrer que je le craignais, ne pas croiser ses yeux, bref : faire comme si je ne décelais pas sa présence.

Je l'ai dessiné à de nombreuses reprises au cours de ma vie, et c'est toujours le même dessin qui revient, semblable à celui ci-dessus.
Il y a aussi ses crocs. Je n'ai jamais pu les voir. Je me réveillais en sursaut, terrorisée de l'avoir senti bondir sur moi, haletante, mais sans un cri. Je me réveillais toujours juste avant que ses crocs n'arrachent ma gorge. Ca me coupait le souffle. Je tremblais, essouflée, mais aussitôt je me souvenais de sa présence dans le noir de la chambre, et pour ne pas mettre ses sens en éveil, je contenais ma peur, je restais immobile malgré les crampes, et tâchais de me rendormir. Le cauchemar recommençait.
Certains soirs étaient plus paisibles que d'autres, et je m'endormais tranquillement après l'avoir salué avec respect. Il fallait être d'une soumission sans borne. Il dormait alors dans la posture du chien fidèle, allongé au pied du lit de son maître.
Il s'agit encore de mon père et de la peur qu'il m'inspirait. Cela décrit bien le rapport que j'avais avec lui : l'enfant que j'étais tentais de l'éviter, mais tout en sachant que rien n'échapait à l'adulte qu'il était.
     
     
  Les yeux rouges, qu'il ne faut pas regarder, et la machoire hérissée de crocs qui s'abat en un éclair, sont les deux constantes de cette phobie.
Mais, bien que je ne crois pas aux loups, je continue d'en voir chaque soir avant de m'endormir.
Depuis que j'ai quitté la maison, c'est beaucoup moins fréquent, et il est rare que j'en fasse le cauchemar. Mais je prends toujours soin de m'entortiller sous les couvertures, de placer un chat en peluche sur ma gorge, et d'éviter tout animal canin pendant la journée. D'ailleurs les chiens sentent ma peur et m'évitent.
Mais il arrive encore que des loups entrent dans la chambre, juste après que je me sois allongée, avant que je ne m'endorme. Ils sont plusieurs maintenant. Comme si la louve blanche ou le loup noir avaient fait des petits. Comme si mon incapacité à combattre ces illusions leur avait permi de croître et de multiplier.
 
En fait, ces cauchemars et cette phobie revienent à des périodes où je ne vais pas bien, où je suis craintive, où j'ai peur de sortir de chez moi. Les loups plus nombreux, sont tous simplement les gens. Ceux que je connais, ceux de la rue.
Mais à chaque fois que je remets les pieds à la maison, le loup m'attend. Il est là dans chaque recoin d'ombre, de jour comme de nuit.
Mais, au fil des années, délaissant l'apparence de l'animal, le simple loup, tel que j'ai pu le voir dans la réserve naturelle du Gévaudan, il se fait loup-garou. Il revêt de plus en plus l'apparence humaine.
Je sais que cette peur du loup est une production de mon imagination. Enfant, ma peur était bien réelle, mais elle n'a pu trouver d'autre explication que sous la forme d'une légende, d'une peur ancestrale. Celle du loup garou. De l'homme qui devient annimal, de l'homme en proie à des pulsions insoutenables, des instincts bestiaux violents.
La violence, à la maison, c'était mon père qui la pratiquait.
Peu à peu le loup-garou m'est apparu de plus en plus humain : comme un simple homme qui aurait enfilé un déguisement. Ridicule. Il ne me faisait même plus peur. A force, il ne prenait même plus soin d'ajuster son costume, et je commençais à le reconnaître.
Et bientôt le masque est tombé et j'ai pu voir son visage, pitoyable, minable, celui de mon père, de sa faiblesse, de sa lâcheté.
Mon père ne m'a pas violée. Pas physiquement. Ce n'est pas mon corps qu'il a violé, c'est mon enfance, mon intimité.
Aujourd'hui je peux voir son visage : mi-homme, mi-loup, et non plus le loup d'une part, et mon père de l'autre. Aujourd'hui je sais que s'il n'a pas commis l'inceste, il s'en est fallu de peu. Ses attitudes, ses paroles en étaient proches.