Les bancs publics
une lente progression
 
     
livre

 

J'étais seule. Peu à peu, nous nous sommes mis à nous voir régulièrement. Il était rejeté des autres à cause d'une mauvaise réputation que j'ai fini par trouvée injustifiée. Il avait une grande aisance, savait parler et faire parler, être l'oreille attentive et bienveillante. Contrairement aux autres, il ne me rejetait pas quand je parlais de choses personnelles, de ma famille. De toute ma vie, c'est la première personne à qui je pouvais parler. Il ne mettait pas en doute mes paroles. Petit à petit, il est devenu le confident idéal dont j'avais toujours rêvé.
Je le prenais pour mon père. En plaisantant, je l'appelais Papa, et il me répondait par "ma chère enfant". Je lui disais qu'il était mon père spirituel, et lui voulait "refaire mon éducation". Il se proposait de faire ma psychanalyse, de "faire tomber les barrières qui m'entravaient". J'étais si mal dans ma peau, dans ma famille que je voyais en lui un sauveur providentiel. J'étais dans une confiance aveugle, certainement excessive, et finalement complètement sous son emprise. Il aurait pu faire de moi ce qu'il voulait. Et il a fait de moi ce qu'il voulait.

Dans la perspective de refaire mon éducation il me donnait des livres à lire. Pas n'importe lesquels : trangressifs, érotiques... Celui qui m'a le plus marqué est "Justine ou les infortunes de la vertu" du Marquis de Sade. L'histoire d'une jeune femme qui ne cesse de vouloir bien faire et qui n'est récompensée que par des viols et tortures toutes pires les unes que les autres. Il me disait que j'étais comme elle : trop vertueuse et que cela rendait infortunée. Qu'il valait mieux être libertine.
Au départ c'était un débat d'idées, une joute verbale. On qualifiait nos discussions de philosophiques, littéraires... Tout cela a été très progressif. Peu à peu, il y a des barrières psychologiques qui tombent. Il me saoulait de paroles, de théories, d'arguments. Je ne me rendais pas compte que les discussions avaient un fort contenu sexuel. Je n'y prêtais que peu d'attention : je n'avais pas cette curiosité là. Depuis longtemps je fuyais les garçons et toutes les histoires en rapport. A 17 ans, c'est à peine si je savais comment se font les enfants. Ses propos ne me choquaient pas outre mesure : ce n'étaient rien que des confidences de garçon, qui différaient peu des habituelles blagues que font les autres garçons, hommes, au sujet des femmes.
Pourtant, il me semble clair maintenant qu'il avait des obsessions sexuelles, des fantasmes bien particuliers. Il disait qu'il aimait les lolitas, les jeunes filles vierges et naïves. Surtout vierges. Les oies blanches, à peine sorties de l'enfance, dont il pouvait faire l'éducation sexuelle. lolitaSon fantasme profond était d'éveiller la perversité qui sommeille en chaque femme, et d'être le premier en cela, parce qu'une fois que la femme était "éveillée", elle devenait nécessairement une salope. De la lecture de Sade, il avait aprécié le passage où Justine est violée après qu'on lui cousu le sexe avec du fil. Certainement dans le but de me mettre en confiance, il racontait comment il avait dépucelé d'autres filles, avec bienveillance, avec des détails crus... Ca ne m'interressait pas, je n'écoutais que d'une oreille distraite.
Je ne me suis jamais sentie concernée, jamais reconnue dans l'oie blanche. J'étais à des milliards d'années-lumières de m'imaginer avec un garçon. Encore moins avec lui que je trouvais laid. Ses lèvres pelaient. Il portaient toujours des jeans trop larges, mal ajustés, toujours une tâche quelque part... C'était un confident, un père pour moi, et je faisais donc abstraction de son physique déplaisant.
illustration pour la Justine de Sade
illustration pour la Justine de Sade
   
banc public
banc public sur la promenade
Au fil des mois, on s'isolait de plus en plus. On s'éloignait des lieux habituellement fréquentés par les autres lycéens. On se retrouvaient sur les bancs publics de la promenade, en plein air, en plein vent. On y passait les deux heures de pause après le repas du midi.
Il me faisait parler. Emportée par mon sujet, je ne remarquais pas qu'il glissait un bras sur mon épaule, qu'il me serrait un peu plus fort contre lui. Je réagissais trop tard. Il essayait de m'embrasser. Le contact de ses lèvres m'était hautement désagréable. Il amenait un geste que je refusais, il réessayait, argumentait, jusqu'à ce que je céde. Effectivement, c'était logique : en me serrant contre lui, il me protégeait du froid. C'était extrêmement pervers. Sous le pretexte de se réchauffer les mains, il les glissait sous mon manteau. Puis, la fois suivante, sous mon vêtement. De petite tentative en petite tentative, il progressait sur mon corps, centimètre par centimètre. Mon corps était le théâtre d'une guerre de position. Le front reculait de jour en jour, malgré mes refus répétés. Lui ou un autre, je n'étais absolument pas prête.
Quand je me braquais et que je refusais trop frontalement, c'était par un discours qu'il essayait de me ramener à la raison : "mais ce n'est rien du tout ! fais-moi confiance, tu vas voir, ce n'est rien." Ce qui donnait au geste un côté mécanique, désincarné, comme un médecin qui palpe un organe. Ses mains sur mes seins. Il se moquait de mes sous-vêtements de jeunes filles. Je crois que ça l'exitait. Que je ne soit pas encore tout à fait une femme. Qu'il soit le premier à en profiter.

Un autre cap : déboutonner le pantalon. Là, je ressens un danger : il se passe quelque chose, on s'approche d'une limite. A l'usure, jour après jour, refus après refus, centimètre par centimètre, il gagne du terrain. Laisser faire. Attendre que ça passe.
Je me trouvais désarmée par les arguments qu'il avançait pour me convaincre : "Mais si, bien sûr que si, t'as envie ! puisque tu mouille ! Moi, je sais comment ça fonctionne un corps de femme. Je peux te dire que tu as envie." Comme j'étais complétement ignorante, je n'avais pas les moyens de le contredire. Je passais pour incohérente en continuant à dire non malgré tout. Son argument imparable était que je ne pouvais pas savoir que je n'avais pas envie, puisque je n'avais jamais essayé. Encore une fois, il n'avait pas tord. Mais à chaque fois qu'il essayait de passer à l'acte, je disais non.

Cela a quand même été jusqu'à ce qu'il monte sur moi et se frotte sur moi, à travers les vêtements entrouverts... En plus de ne pas vouloir, j'étais éperdue de honte : on était sur les bancs publics de la promenade, en plein jour, entre midi et deux heures. N'importe qui pouvait nous voir.
Ne sachant pas comment me défendre, je proposais d'autres lieux, comme le café lycéen sur la place. Il acceptait, puis proposait autre chose, m'entraînait ailleurs et on finissait toujours par atterir sur l'un des bancs.
 
     
   
  Cette lente progression, comme une mise en condition, m'écœure. J'ai longtemps cru que les viols qui ont suivi étaient le fait d'un dérapage, d'un accident, d'une maladresse de jeunesse. Il n'en est rien.
C'est toute une stratégie qu'il a mise en place, à mon insu. Je me rends compte à quel point j'ai dû représenter une belle occasion pour lui ! J'étais la proie idéale. Naïve. Déjà marquée par des abus sexuels dans l'enfance et par la violence de mon père dont je ne savais toujours pas me défendre. Il n'ignorait rien de tout cela, puisque je me confiais à lui sans retenue. Il a profité de ma vulnérabilite.
Je m'en voulais. De n'avoir pas su me défendre suffisemment. D'avoir continué à le voir. Etre vulnérable comme je l'étais, sans défense, n'autorise et n'excuse pas l'abus, le viol. A mon attitude, il ne pouvait pas ignorer que je ne voulais pas.

"Un abus sexuel n'est jamais le fait du hasard de la part de celui qui le commet. Etant un pervers, celui-ci prémédite et organise la relation en attendant le moment où ses fantasmes vicieux lui paraîtront réalisables. La victime ignore bien entendu tout cela. L'abuseur, lui, est conscient de ce qu'il fait à sa victime."
(extrait d'un article sur les abus sexuels, écrit par J.&C. Poujol, conseillers conjuguaux et familiaux, que l'on peut lire dans son intégralité sur : http://www.sosfemmes.com/violences/viol_abus_sexuels.htm)